L’ancien sélectionneur de l’équipe de France, nous a accordé un entretien exclusif lors de notre émission « Le #MagSport – RadioAlbiges » du 18 août 2020. L’heure pour celui qui a mené Perpignan au Brennus, de faire un retour sur son passage à la tête des bleus, et d’analyser l’infiniment petit qui dissocie la victoire de la défaite. Ce gersois vivant en pays catalan nous éclaire aussi de son sentiment sur le comeback du RC Auch en fédérale 1, avec l’attachement caractéristique qu’il porte pour le rugby auscitain. Malgré qu’il soit toujours en contact régulier avec Fabien Galthié ou Laurent Labit, deux hommes qu’il a coaché et avec lesquels subsiste un lien quasi filial, Jacques Brunel compte bien goûter de la quiétude d’une retraite Rugbystique bien méritée. Mais celui qui fut aussi manager de L’UBB ou encore de Colomiers, n’en garde pas moins la passion du ballon ovale et des hommes qui en font une aventure qui va au delà du sport. Alerte sur les sujets d’actualité, cet homme qui est un consensus du rugby a lui tous seul (arrière spécialiste du jeu d’avant), prône l’intérêt supérieur quand fédération et clubs s’écharpent sur les calendriers internationaux. Le recul et surtout une expérience incomparable aidant, l’homme à la moustache bascule tranquillement du rôle d’acteur prépondérant de son sport , à celui de vénérable de l’ovalie, en clair Jacques Brunel est devenu un des « grands sages » du rugby.
Jacques Brunel, que devenez-vous après cet arrêt de carrière avec l’équipe de France ?
Je me repose au bord de la mer puisque je vis à côté de Perpignan. Je ne suis plus directement impliqué dans un club, je m’amuse un petit peu en donnant des conseils par ci, par là.
Comme on dit, vous êtes en réserve de la République ?
Exactement. Ma carrière est finie, ça fait 32 ans que j’entraîne donc place aux jeunes maintenant.
Pourtant, vous êtes un arrière, un homme de relance ?
Relance oui mais, à un moment donné, il faut aussi savoir se mettre sur le côté.
Et faire la passe à la nouvelle génération ?
Tout à fait.
On va parler de votre passage en équipe de France, maintenant que c’est un peu plus à froid. Vous êtes quand même arrivé dans un moment où » il fallait en avoir » comme on dit dans le jargon, pour reprendre l’équipe de France et même si tout le monde veut devenir sélectionneur. C’était une période assez critique pour le XV de France, vous avez relevé le défi et vous n’étiez pas loin de finir dans le carré final en Coupe du Monde. Avec du recul, l’ère Jacques Brunel a quand même été fondatrice avec une nouvelle génération qui a pu émerger ?
Je ne sais pas, l’avenir nous le dira. Effectivement, il y a pas mal de joueurs qui, aujourd’hui, sont en équipe de France et qui ont eu l’occasion d’y venir ou de débuter du temps où j’y étais. Il y a notamment, et c’est peut-être ce qui nous a manqué pendant cette période-là, stabiliser une équipe et une ossature parce-que nous avons eu pas mal de blessures. Et notamment de stabiliser une charnière parce-que je crois que c’est important, toutes les grandes équipes ont ce souci-là de trouver la charnière qui va mener l’équipe. Nous, pour différentes raisons dont les blessures que l’on a subies, nous avons eu beaucoup de changements à ces postes-là qui ont certainement nui un petit peu à notre cohésion et à notre progression.
Quand Bernard Laporte vous a appelé pour relever ce challenge, qu’est-ce que vous vous êtes dit ? » Dans quelle mouise je me suis mis » peut-être ? Parce qu’à l’époque, il fallait quand même vouloir y aller
Non, il y avait des circonstances particulières qui ont fait qu’on m’a appelé. On m’a appelé parce-que Bernard Laporte me connaissait, j’avais travaillé avec lui. Ça n’était pas facile parce-que moi, je m’étais engagé dans un challenge à Bordeaux où je sentais que, là-aussi, il y avait un gros potentiel à développer. Donc, j’étais plutôt impliqué là-dedans mais après, diriger l’équipe nationale est quand même un privilège et on ne peut pas le refuser de manière obstinée quand on vous le demande.
Pendant la Coupe du Monde, il y a eu quelque chose d’assez exceptionnel en équipe de France : le sélectionneur en place et le futur sélectionneur ont travaillé main dans la main. On peut dire que vous avez quasiment fait un trait d’union entre les deux ères ?
Vous savez, j’ai entraîné Fabien Galthié 6 ou 7 ans, comme Laurent Labit d’ailleurs, puisque j’avais les deux à Colomiers et je travaillais avec eux. J’ai continué pendant toute la période d’après quand j’étais en équipe de France et quand il est devenu entraîneur, j’ai continué à avoir des contacts fréquents avec lui. Donc, c’est tout naturellement que ce rapprochement s’est fait à un moment où on avait peut-être besoin de modifier un petit peu et d’amener quelque chose en plus dans notre staff. Ca s’est donc fait naturellement et je crois que, et pour nous parce-que ça nous a permis d’avoir un petit souffle nouveau dans notre staff , et pour lui parce-que ça lui a permis de prendre de l’avance sur la fonction qui lui a été donnée. Prendre de l’avance dans le sens où il a vu et connu le contexte et les joueurs, il a pu un petit peu se faire une idée de tout ça et peut-être que sa prise de fonction en a été facilitée.
Vous nous parliez du fait que vous donniez quelques conseils à droite et à gauche. Ça vous arrive parfois de prendre le téléphone et d’appeler Fabien Galthié en lui disant » sur tel match, j’ai vu ça ou j’ai isolé ça » pour lui donner un peu quelques conseils en vieux sage que vous êtes ?
Non, je ne me le permettrai surtout pas, par contre, que lui m’appelle de temps en temps, ça arrive effectivement. Mais moi, je ne me permettrai pas de parler de jeu. On se connaît tellement, il connaît mon sentiment par rapport au jeu, nous avons des visions très, très proches de tout cela. Donc, il n’y a pas de désaccord fondamental sur ce qu’on doit faire avec l’équipe de France ou avec une équipe en général.
Il y a toujours un souvenir qui reste d’une aventure sportive et humaine comme l’est l’équipe de France. Quel match vous restera en mémoire jusqu’à la fin de vos jours de cette période avec le XV de France ?
Vous savez, il y a des moments où on se dit, mais ça, je l’ai vu tout au long de ma carrière et je l’ai encore vu en équipe de France, où c’est peut-être encore plus accentué et exacerbé parce qu’il y a le public, la presse, toute une nation derrière donc, tout est exacerbé. Il faut savoir qu’entre la victoire et la défaite, il y a souvent très, très peu.
C’est de l’ordre du détail ?
Oui, mais très, très peu, du détail mais, quelques fois, ce n’est même pas du détail. Je vais vous prendre un exemple qui est significatif. En deux ans, j’ai joué trois fois contre les Gallois : j’ai joué au Pays de Galles en 2018 pour le Tournoi, en 2019 pour le Tournoi à Paris et fin 2019, le 1/4 de finale de la Coupe du Monde. Le premier, nous l’avons perdu 14-13 à Cardiff avec une pénalité de François Trinh-Duc à la fin qu’il manque et qui aurait peut-être pu nous faire gagner. En 2019, on mène 16-0 à la mi-temps, on prend un essai casquette dans l’en-but et une interception à trois minutes de la fin qui nous fait perdre le match de deux points. A la Coupe du Monde, je crois que nous menions 19-10 à la mi-temps, nous étions à 5 mètres de marquer un nouvel essai qui nous aurait mis hors de portée et il s’est passé ce qu’il s’est passé et nous avons perdu le match de un ou deux points. Cette année, à cinq minutes de la fin, l’équipe de France perd de 4 points, Ntamack intercepte et marque et la France gagne d’un point. Donc, vous voyez ce qu’il y a entre la victoire et la défaite ?
La pièce qui retombe du bon ou du mauvais côté de la tranche ?
Voilà, il n’y a pas que ça mais il faut un peu de ça. Et tant mieux si, aujourd’hui, l’équipe de France a ce rebond qui va bien et en même temps pour trouver de la confiance, trouver une osmose dans l’équipe, avoir envie d’aller encore plus loin, c’est la victoire qui cimente tout cela. Donc, tant mieux que l’interception aille bien pour nous cette fois-ci.
On va également parler d’un autre registre à savoir vos anciennes casquettes, vous avez été le manager de l’UBB, vous êtes champion de France avec Perpignan. Cette saison, ces deux clubs ont eu une saison analogue : l’UBB avait peut-être une grande chance d’aller chercher un bouclier, Perpignan visait peut-être une remontée en Top 14. Le Coronavirus est passé par là et tous les espoirs se sont envolés. Qu’avez-vous pensé de cette situation pour ces deux clubs qui vous tiennent à cœur ?
La situation est ce qu’elle a été pour tout le monde. L’UBB était dans une phase magnifique, on sentait qu’il y avait une grande sérénité et une grande confiance dans cette équipe. Elle était complète dans tous ses rangs et il semblait qu’elle se dirigeait vers un parcours vraiment de grande qualité. Après, avec les phases finales sur un match, on ne sait jamais et c’est la particularité du championnat français.
Et sa beauté aussi ?
L’incertitude arrive dans les phases finales mais ils semblaient bien partis. Perpignan également, pour les avoir vu deux ou trois fois, était sur une bonne dynamique avec l’ambition aussi de remonter. Mais dans tout ça, il y a un phénomène exceptionnel qui est arrivé et qui a tout coupé. On va se rendre compte assez rapidement de comment toute cette coupure de 5 / 6 mois a été gérée, de comment les équipes vont reprendre et de comment aussi les effectifs ont bougé, parce-que c’est une nouvelle saison et les effectifs ont bougé. Donc, comment tout cela va t’il se réenclencher ? Je regarde l’UBB, je vois qu’ils ont bien démarré par un match amical dans lequel ils semblent faciles et sereins. En fait, j’ai grande confiance pour ces deux équipes, je ne sais pas si elles arriveront au bout de leurs ambitions mais je suis à peu près sûr qu’elles vont faire un parcours de grande qualité.
Vous ne pensez pas que cette année, encore plus que d’habitude, les données physiologiques vont être prépondérantes avec cette grande coupure ?
Oui, sans doute parce qu’il semble que l’on se dirige, notamment dans le Top 14, vers des calendriers très chargés donc des effectifs beaucoup plus larges, de la qualité partout en doublant voire en triplant les postes vont être déterminants. Mais aujourd’hui, toutes les équipes du Top 14 ou les prétendants de Pro D2 ont des effectifs qui sont faits pour aller jusqu’au bout et quel que soit le calendrier donc, je ne me fais pas de souci. J’ai regardé un petit peu l’effectif de l’UBB cette année, c’est monstrueux, ce que je veux dire, c’est qu’il y a de la qualité partout.
C’est épais comme on dit ?
Oui, il y a de la qualité partout et puis, je trouve qu’il y a un bon alliage entre l’expérience et les jeunes. Ils ont aussi su recruter des jeunes de qualité ou faire revenir des joueurs de qualité qu’ils avaient prêtés, je pense notamment à Uberti qui était à Grenoble, ils ont pris l’autre joueur de Grenoble, Hulleu, qui est un bon joueur. Donc, je suis à peu près sûr qu’ils repartent comme ils ont fini et d’ailleurs, je le ressens depuis le premier match et c’est bon signe.
Vous qui avez eu la casquette de manager d’une équipe de Top 14 et de sélectionneur de l’équipe de France, que pensez-vous du débat sur le calendrier des matches amicaux du XV de France en automne ?
Moi, je ne pense pas grand-chose de ça, on en est à chacun défend sa paroisse. Effectivement, dans l’année, l’équipe de France joue 11 matches et elle veut continuer à jouer ses 11 matches dans l’année. C’est légitime mais, en même temps, le Top 14, lui, a fait des concessions depuis deux ans. Il avait fait des concessions quand j’y étais puisqu’il avait laissé jusqu’à 32 joueurs, aujourd’hui, ils sont à 42 joueurs pour préparer les matches donc, c’est bien, il y a eu des concessions. Ils vont trouver un accord, je ne me fais pas de souci, cet accord va arriver parce-que le Top 14 a besoin d’exister, c’est l’un des plus beaux championnats au monde. On le voit, tous les autres sont en difficulté, le Super Rugby est en difficulté, il n’y a que le Top 14 et le championnat anglais qui ont vraiment un impact dans le public, un impact mondial. Donc, il faut qu’il continue mais en même temps, tout le monde doit faire des efforts pour l’équipe nationale parce-que c’est la vitrine. Si l’équipe nationale va bien, le Top 14 ira bien, les écoles de rugby iront bien, il y a aura du monde dans les stades, dans les écoles, chez les jeunes qui vont s’inscrire pour jouer au rugby. On doit faire le nécessaire pour que tout cela fonctionne bien.
Et puis, il y a une Coupe du Monde en 2023 qu’il ne faut pas louper ?
Et il y a une Coupe du Monde qui arrive en France. Mais moi, je ne doute pas de l’intelligence des gens, dans le rugby, on s’est souvent mis quelques marrons sur le terrain et puis, on a bu des coups après.
Totalement, c’est ça l’esprit du rugby
Donc, je ne doute pas que l’on arrive à un accord.
Vous nous avez dit que vous étiez en train de vous reposer à Perpignan, dans votre terre d’adoption le Pays Catalan Français. Mais, vous avez une terre natale qui est le Gers avec un club qui vous tient à cœur et qui est en train de renaître de ses cendres : le RC Auch. Le retour d’Auch en Fédérale 1 doit vous ravir ?
Auch est revenu là où il doit être. Aujourd’hui, il ne faut plus qu’il ait l’ambition d’être dans le système professionnel parce qu’il n’en a pas les moyens mais il faut qu’il ait l’ambition d’être à ce niveau-là car ce niveau, aujourd’hui, est un très bon niveau. Quand il y a eu les transferts de joueurs qui se font entre le monde professionnel et le monde amateur, cela a fait que le niveau est monté depuis quelques années. Donc, il y a un très bon niveau, des poules régionales, dans la poule où ils sont cette année, il y a les trois clubs du Gers, la plupart des clubs des Landes et des Pyrénées-Atlantiques, ça va faire des derbys terribles. La dernière fois que je suis allé au stade, c’était également pour un derby à Auch et il y avait 3 000 personnes au stade, 500 personnes au repas d’avant-match. Je suis allé à Miélan, quand ils étaient avec eux, et pareil, c’était la même chose. Donc, il y a un attrait et un engouement dans ce rugby-là et en même temps, il est formateur parce-que tous les joueurs viennent de ces clubs-là. L’équipe de France a besoin du RCA et la preuve, c’est que Dupont, Aldritt, Bourgarit, Lacroix, je les ai fait jouer et ce sont des joueurs qui sortent d’Auch. Tous sortent de là et donc, nous avons besoin qu’il y ait cet engouement, que les jeunes se forment dans ces clubs-là. Et il faut d’ailleurs les mettre en valeur parce qu’il y a beaucoup de monde qui se mobilise pour que les jeunes évoluent là. Ils ne sont pas dans le monde professionnel mais les meilleurs partiront, comme l’ont fait les Dupont, Aldritt et autres. D’autres arriveront et prendront leurs places et ce sera un mouvement perpétuel. Il faut qu’il y ait cet engouement, que l’on aide et que l’on encourage ces clubs à continuer dans cette voie-là.
Auch dans la nouvelle division Nationale, ça peut s’envisager ? La place d’Auch est peut-être là aussi, dans ce brassage entre professionnalisme et monde amateur ?
Non, non, non parce-que cette poule, elle est faite pour accéder au niveau professionnel. Les clubs qui sont là ont l’ambition d’être au niveau professionnel donc, ça suppose des structures, un budget et tout un tas de choses qui font que c’est une étape intermédiaire pour arriver au niveau professionnel. Mais Auch, d’après mois, n’a plus les moyens d’aller à ce niveau, il doit être dans le niveau intermédiaire où il est, qui est un très bon niveau et qui, je le répète, dans le cadre du championnat tel qu’il est fait avec des poules régionales, suscite un engouement terrible. Je suis sûr que cette année à Auch, quand il y aura Auch / Fleurance, il y aura 3 000 personnes au stade, quand il y aura Auch / Lombez-Samatan, il y en aura 4 000. Pourquoi vouloir aller ailleurs alors qu’ils sont bien là ?
Vous nous parliez aussi de Miélan. A Miélan, il y a une autre figure tutélaire du rugby gersois, Henry Broncan, qui donne de son expérience à ce club. Ça vous donne parfois l’idée d’aller vous aussi donner de votre expérience ?
Il y a surtout un président qui donne de son temps et de son argent depuis 40 ans pour ce club, c’est Alain Laterrade. Il donne de tout, y compris de sa passion, pour que ce club continue à ce niveau et ça, c’est remarquable. 40 ans qu’il y est !
Et avec Henry Broncan, vous avez des discussions entre vieux sages du rugby gersois ?
Le seul moment où l’on s’est vraiment côtoyé, c’est quand lui était à Lombez et que moi j’entraînais Auch.
Ça devait parfois frotter un petit peu ?
Non, parce qu’eux étaient un niveau en-dessous et nous, nous étions en Top 14 à ce moment-là, enfin en Première Division. Mais il était dans la même région que moi et bien sûr qu’on se connaît.
Vous avez commencé le rugby dans un rugby 100% amateur et pluriactif, vous avez fini votre carrière dans un rugby ultra professionnalisé. Qu’y avait-il de bon dans la période Jacques Brunel joueur et dans celle Jacques Brunel entraîneur dans ce monde pro ?
Pour moi, il n’y a pas de grands changements si ce n’est que oui, il y a un contexte autour qui a changé. Il y a un environnement qui n’est plus le même, qui s’est amplifié, peut-être amélioré sur certains cas mais, ça reste toujours le rugby qui, lui-même, reste toujours l’histoire des hommes. C’est toujours un groupe de gars avec un ballon, une ambition et qui vont créer et vivre une aventure qui sera belle ou non, qu’ils rendront sympa ou pas mais ça sera toujours ça, que ce soit dans le monde amateur ou dans le monde professionnel. C’est juste l’enveloppe qui est différente.
Propos recueillis par Loïc Colombié
